Depuis 1 mois, j’enseigne l’Anglais au centre de sourds et muets de Luang Prabang… Soeur Wong avait exprimé le souhait d’avoir un professeur d’anglais au centre. En effet depuis le début de la pandémie, le centre est dépourvu de volontaires. J’ai donc accepté d’enseigner à une classe de 12 élèves, tous sourds et muets à raison de 6 heures par semaine : lundi, mardi et mercredi. Pour dire vrai, l’emploi du temps change beaucoup et je dois sans cesse m’adapter. Un moment je me retrouve à n’avoir que les garçons pendant que les filles font de la couture puis seulement les filles pendant que les garçons travaillent au garage. Parfois même, je me retrouve à dispenser des cours d’informatique.
Enseigner l’anglais à des sourds et muets présente un certain nombre de défis. D’autant plus que je ne sais pas écrire le lao et qu’eux même éprouvent des difficultés à le lire. En effet, les sourds ont beaucoup de mal à lire et à écrire car l’écriture sert le langage. La lecture, c’est le déchiffrage des syllabes en des sons et de ces sons en découle le sens. Mais quand vous êtes sourd, la lecture se résume à reconnaître des mots par la succession de lettres qui les compose. Succession de signes terriblement abstraite et tordue quand on est dépourvu de l’ouï.
Je ne me fais pas d’illusions, je n’enseigne pas l’anglais pour qu’ils puissent écrire des textes ou lire des livres. En effet, j’ai très vite rencontré de grosses difficultés à enseigner la grammaire. Les notions de verbe, de nom ou d’adjectif sont des choses abstraites qu’ils ne maîtrisent même pas en Lao. Après un mois de cours, je n’ai toujours pas réussi à leur faire comprendre la différence entre les pronoms personnels et possessifs. Non, je pense que mon objectif est que les élèves reconnaissent certains mots et devinent le sens d’une phrase simple. Mais surtout, mon rôle est de participer à la création d’un environnement et d’une vie sociale normale pour un jeune de 15-19 ans censé aller à l’école.
Enseigner à des sourds et muets présente son lot de complications, mais le sentiment de fierté est d’autant plus grand quand je parviens à leurs faire apprendre des choses. Aujourd’hui, la plupart des élèves savent conjuguer les verbes au présent, y compris les verbes ‘to be’ et ‘to have’. Je remarque qu’ils sont de plus en plus à l’aise pour écrire en alphabet latin. L’autre jour, j’ai écrit des phrases sur le tableau et nous avons ensemble, mot après mot, pu en déchiffrer le sens.
Alors quelle stratégie d’enseignement ai-je adoptée ? Au début, je pensais qu’ils savaient lire le lao. Je cherchais donc la traduction de certains mots et leur imprimais des fiches de cours. J’essayais d’être simple et bref.
J’ai très vite changé ma façon de faire. Désormais, quand je leur apprends des mots, je leur demande de me les traduire en langage des signes. En apprenant le langage des signes, je parviens moi-même à traduire certaines phrases, et je vérifie qu’ils comprennent certains mots et je leur fais écrire. Non seulement cela crée plus de sens pour eux, mais je pense que faire ce pas vers eux les encourage à faire un pas vers moi. Je dois dire que c’est un échange très enrichissant.
Leur enseigner l’anglais demande énormément de patience et beaucoup de répétitions car mémoriser des mots par la simple reconnaissance d’une suite de lettres est laborieux. Je ne peux pas me permettre de leur donner des longues fiches de vocabulaire, alors je réexploite le même vocabulaire jusqu’à ce qu’il soit su. À titre d’exemple, je me suis aperçu qu’ils reconnaissent certains mots non pas par les lettres qui les composent, mais par leur longueur !! La confusion a été générale entre les mots Beerlao, Luangprabang et understand (et oui, je n’écris pas l’infinitif ‘to understand’. Comment voulez vous que je leur explique ce qu’est un infinitif et que, de toute manière, quand vous conjuguez le ‘to’ disparaît). De la même manière pour les règles de grammaire, je fais en sorte qu’elles soient sues avant de passer à autre chose. Ainsi, mes cours se ressemblent beaucoup et j’imagine qu’ils peuvent sembler assez longs et répétitifs. Alors, j’essaye d’être le prof "cool" : celui qui fait une pause de 5 minutes au bout d’une heure, qui les fais rire et qui organise des jeux pour canaliser leur attention. J’essaye de donner à chacun une marque de reconnaissance, de créer avec tous un lien. Plutôt que de leur demander de faire des exercices sur leur cahier, je fais constamment venir les élèves au tableau, je sollicite l’avis de la classe, j’organise des concours de grammaire.
Quand on parle des difficultés de l’Éducation Nationale, on mentionne beaucoup la taille des classes et leur augmentation. Je dois reconnaître qu’avec seulement 12 élèves, il m’est assez difficile d’être vraiment présent pour tout le monde. Certains ont plus de facilité que d’autres, une élève est attardée, une autre est malvoyante et je me suis récemment rendu compte qu’elle écrivait n’importe quoi sur son cahier. Enseigner au centre de sourds et muets est une expérience enrichissante et qui, je le sais, me réservera encore beaucoup de surprises. C’est une véritable joie que de retrouver 3 fois par semaine mes élèves. Une fierté, de les voir progresser et un honneur d’entendre dire des sœurs que je bénéficie en classe d’une attention toute particulière.
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